Le Lamartine des fourneaux : Marie-Antoine Carême
Sujet: Le Petit Journal



Laurent Tailhade surnommait ainsi le grand Carême qui, sous le Premier Empire, fit partie de l’équipe des cuisiniers de Talleyrand. Carême n’a jamais dirigé la cuisine du prince, mais il y a travaillé pendant douze années sous les ordres de Boucher, à qui il dédie le Pâtissier royal parisien : «C’est vous qui, à la renaissance de l’art culinaire, avez donné l’impulsion aux grands changements qui honorent notre cuisine moderne.» Il a aussi beaucoup appris du célèbre Laguipière, le meilleur cuisinier de Napoléon, et qui mourut gelé pendant la retraite de Russie.

Alexandre Dumas s’est fait le biographe de ce chef inspiré dont le nom seul évoque des fastes culinaires sans précédents.

« Carême, roi de la cuisine par le génie, est resté debout et aucune gloire rivale n’est venue obscurcir la sienne. Comme tous les fondateurs d’empire comme Thésée, comme Romulus, Carême est une espèce d’enfant perdu. Il naquit à Paris, le 7 juin 1784, dans un chantier de la rue du Bac, ou travaillait son père ; celui-ci, chargé de quinze enfants et ne sachant où trouver de quoi les nourrir, emmena un soir le petit Marie-Antoine, âgé de onze ans, dîner à la barrière. Puis, le laissant là au milieu du pavé, il lui dit : «Va, petit, il y a de bons métiers dans ce monde, laisse-nous languir, la misère est notre lot, nous devons y mourir. Ce temps est celui des belles fortunes, il suffit d’avoir de l’esprit pour en faire une, et tu n’en manques pas : va, petit, ce soir ou demain, quelque bonne maison s’ouvrira peut-être pour toi. Va avec ce que le bon Dieu t’a donné et ce que j’y ajoute.»

Et l’excellent homme y ajouta sa bénédiction. Le petit poucet romantique ne revit jamais sa famille. Il fut recueilli, jusqu’à l’âge de seize ans, par un gargotier et eut ensuite la chance d’entrer chez un fournisseur de la maison du prince de Talleyrand : Auguste Bailly, célèbre pâtissier de la rue Vivienne, qui s’était fait une spécialité des tourtes à la crème.

«Ce bon maître s’intéressait à moi, écrit Carême dans ses Mémoires. Il me facilita des sorties pour aller dessiner au cabaret des estampes ; il me confia la direction de plusieurs pièces montées, destinées à la table du Premier Consul. J’employais au service de Monsieur Bailly mes dessins, mes nuits, et ses bontés payaient largement mes peines. Chez lui, je me fis inventeur. Alors, florissait dans la pâtisserie l’illustre Avice. Son œuvre m’enthousiasma, la connaissance de ses procédés me donna du cœur ; je fis tout pour le suivre sans l’imiter, et, devenu capable d’exécuter toutes les parties de l’état, je confectionnai seul des extraordinaires uniques.  Mais, pour en arriver là, jeune gens, que de nuits passées sans sommeil ! Je ne pouvais m’occuper de mes dessins et de mes calculs qu’après neuf ou dix heures, et je travaillais les trois quarts de la nuit.»

Tant d’efforts portent leurs fruits. Carême devient le premier pâtissier de son temps et ses pièces montées, de plusieurs mètres carrés parfois, font l’admiration de tous. Talleyrand le remarque et l’encourage. Carême travaille chez lui lors des grandes réceptions et des dîners d’apparat. Au milieu des prodigalités du Directoire, il prépare ainsi le luxe délicat et l’exquise sensualité de l’Empire.

La table du prince de Talleyrand était servie, notera-t-il, avec sagesse et grandeur, donnait l’exemple et rappelait aux bons principes les gens comme il faut.

Après le Premier Empire, Carême devient le chef des cuisines du régent d’Angleterre, du tzar Alexandre, du baron de Rothschild…Sa cuisine somptueuse a besoin du support des grandes fortunes. Mais lui-même mange très peu et ne boit qu’une coupe de champagne. Il publie plusieurs ouvrages sur la cuisine et se fait une très haute idée de son art.

Lorsqu’il n’y a plus de cuisine dans le monde, dit-il, il n’y a plus de lettres, d’intelligence élevée et rapide, d’inspiration, de relations liantes, il n’y a plus d’unité.

Avant d’atteindre la cinquantaine, il meurt à la tâche dans la chaleur suffocante des fourneaux. «Le charbon nous tue, mais qu’importe, moins d’années, plus de gloire.» Le 12 janvier 1833, ses dernières paroles sont pour un de ses élèves :

Hier, les quenelles de soles étaient très bonnes ; mais ton poisson n’était pas bon ; tu ne l’assaisonnes pas !

Et il ajoute, dans un soupir :

Tu sais bien qu’il faut remuer la casserole!

 

Ce texte est issu du livre «La Mémoire du Ventre» de Jacques Kother, paru aux Editions Pierre De Meyere en 1964. Cet ouvrage anecdotique, pittoresque et érudit avait reçu Le Grand Prix International de Chronique Gastronomique.









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